La notion d'avatar

L'avatar, comme reflet de la personnalité dans les MMORPG

Article rédigé par Uther (août 2005)

 

Le choix de l'avatar est rarement innocent consciemment ou non. Son apparence physique et sa personnalité son le reflet direct (similitudes assumées et revendiquées) ou indirect (fondé sur l'autodérision) du joueur. Pour certains, le simulacre est en outre accentué par le masque de la communication en ligne et rejoint ce que la psychologie nomme le "psychodrame analytique" depuis les années 40.
Le psychodrame consiste à inviter le patient à exprimer un ressentiment dans le cadre d'un "jeu de rôle", faute de pouvoir l'exprimer dans la réalité. Sous la direction d'un meneur de jeu (souvent le thérapeute), le patient incarne son propre rôle ou celui d'un proche afin de pouvoir vivre un comportement inassumé dans la réalité et prendre conscience d'éventuels blocages.
Et la réalité virtuelle prend aussi sa place dans cette optique thérapeutique. Le projet européen "Intrepid", par exemple, consiste à concevoir des équipements permettant le traitement des phobies (le vertige ou la phobie des araignées, par exemple) dans les centres hospitaliers à l'aide de simulations virtuelles. Une approche multi-sensorielle (avec un casque avec visualisation en relief, des gants simulant la toucher, etc.) dans un univers virtuel permettra par exemple de simuler le contact avec une araignée virtuelle afin d'apprendre à contrôler ses peurs dans la réalité.

Le masque du jeu permet de surmonter les angoisses de la réalité, de les dédramatiser et de les assumer. Au même titre que la psychanalyse s'est inspirée du jeu de rôle pour traiter un patient, dans une moindre mesure, le jeu en ligne reproduit le schéma du psychodrame. Le masque du jeu (l'ordinateur, la connexion Internet, etc. offrant barrage protecteur entre le joueur et autrui) permet au joueur de faire tomber ses inhibitions et d'exacerber un comportement plus difficile à assumer dans la réalité. C'est ce processus qui permet psychologiquement aux joueurs d'incarner, par exemple, le tueur en série de centaines de congénères (virtuels), sans complexes ni remord, dans un monde virtuel où les actes n'ont que peu de conséquences concrètes.
Mais c'est aussi un processus confortable intellectuellement, permettant de fréquenter une communauté d'individus, sans pour autant subir une pression sociale parfois oppressante.
Même si les joueurs de MMO ne jouent pas dans un but thérapeutique, c'est sans doute la raison pour laquelle une minorité de joueurs en arrivent à nier la réalité au profit d'un univers virtuel. Environ 2% des utilisateurs d'EverQuest (le premier MMORPG médiéval fantastique entièrement en trois dimensions) disaient passer plus de 60 heures par semaine dans cet univers virtuel pour y poursuivre leur vie virtuelle [6].

Selon l'étude "Virtual Worlds[7]" d'Edward Castronova en décembre 2001, sur un échantillon représentatif de 3 365 utilisateurs réguliers du MMOG EverQuest, 22% des utilisateurs interrogés déclaraient vouloir passer la totalité de leur temps sur Norrath (le monde du EverQuest), contre 74% refusant cette idée. Environ 20% des mêmes sondés estimaient "vivre sur Norrath, mais voyager régulièrement hors de cet univers" (c'est-à-dire dans la réalité physique) et que leur "existence virtuelle a[vait] plus d'importance que leur vie réelle[8]".

Ce type de constats renvoie nécessairement à la notion d'identité. Pour certains, l'avatar peut être considéré comme une "individualité", que l'on peut dissocier du joueur.
La notion d'identité et son rapport à l'incarnation renvoient aux philosophies shintoïste, source de nombreuses inspirations encore aujourd'hui. Les shintoïstes dissocient l'esprit (ou Kami, auquel on voue un véritable culte) et de l'incarnation d'un individu, seul l'esprit est considéré comme le véritable réceptacle de la personnalité, au détriment de l'enveloppe corporelle. La notion d'identité existe dès lors que l'esprit de l'individu peut s'exprimer, peu importe qu'il utilise un corps naturel (un corps humain, par exemple) ou artificiel (comme un avatar). On peut simplement se demander aujourd'hui quelle identité prime dans un monde virtuel : celle du joueur en tant que personne physique contrôlant un avatar ou l'avatar lui-même, connu et reconnu au sein d'une communauté, doté de véritable traits de personnalités ?
Le récit du rêve de Zhuangzi-papillon (4e siècle av. JC) relaté par Anne Cheng dans son ouvrage, "l'Histoire de la pensée chinoise", illustre cette problématique.

Zhuagzi papillon[9]
"Un jour, Zhunag Zhou rêvait qu'il était un papillon : il en était tout aise, d'être papillon ; quelle liberté ! Quelle fantaisie ! Il en avait oublié qu'il était Zhou. Soudain, il se réveille et se retrouve tout ébaubi dans la peau de Zhou. Mais il ne sait plus si c'est Zhou qui rêvé qu'il était un papillon ou si le papillon a rêvé qu'il était Zhou. Mais entre Zhou et le papillon, il doit bien y avoir une distinction."

Pour le sage chinois Zhou, selon Anne Cheng, le monde serait à appréhender tel qu'il est matériellement car il n'est pas possible de déterminer si l'on est dans le rêve ou dans la réalité. Appliqué aux mondes artificiels et très théoriquement, la distinction entre la réalité et le monde virtuel ne semble plus être pertinente puisque seule compte la perception de l'environnement par l'utilisateur. Si le joueur perçoit un monde tangible, que son esprit peut comprendre et appréhender, le monde imaginaire acquière la même légitimité que le monde réel.
Or, ces mondes artificiels se composent d'images de synthèse, formant la "matière première" du virtuel. Pour Philippe Quéau[10], il faut y voir une profonde révolution scripturale car "désormais, du lisible est rendu visible[11]". L'immersion dans les images de synthèse est assurée par une interactivitésensitive, une hybridation du corps et de l'image prenant tout son sens avec la notion de "réalité virtuelle[12]" (ou comment une personne physique peut être émotionnellement plongée dans un univers numérique, par la simulation d'une sensation de présence). Toujours selon Philippe Quéau, "la sensation de présence dans la réalité virtuelle est comparable au processus de prise de conscience, par l’homme, de sa propre existence dans le monde réel", faisant de l'existence dans un monde virtuel, une réalité pour celui qui la vit.
Le psychiatre Duc Lê Quang[13] renchérit : "l'image devient alors un lieu dont l’espace est l'objet même de l’expérience". Le développement technique permet d'engendrer des mondes intelligibles à explorer, alors appréhendé de façon tangible. Ainsi, "il est désormais donné à l'homme la possibilité de s’introduire dans le produit de sa propre pensée[14]". Les mondes numériques deviennent suffisamment crédibles pour être appréhendé par les sens humains comme un espace similaire à la réalité (une simple "banlieue de la réalité", d'après Edward Castronova).

Ainsi, la représentation de l'individu (l'avatar) mais aussi la possibilité d'exprimer ses émotions et sentiments semblent tendre vers une reconnaissance de plus en plus forte de l'identité du joueur, projetée dans un univers artificiel et auprès d'une communauté.

 

L'avatar : une personnalité au sein de la collectivité

Sociologiquement, l'individu se définit par rapport à autrui dans le cadre d'une communauté, au regard des liens sociaux qu'il aura pu tisser. Dans son ouvrage "A propos du monde solaire d'Asimov : les technologies de l'information dans le contexte du nouvel individualisme" (édition Sociologie et Société, 2000), le sociologue Philippe Breton soutient que l'individu développe une "conscience de soi" en tant qu'entité distincte du groupe et des autres individus. Les résidants d'un univers virtuel, les joueurs de MMORPG ne dérogent pas à la règle dans le cadre des communautés virtuelles.
Selon le sociologue québécois Jean-François Marcotte[15], le participant à une communauté réticulaire (comme on en croise dans le cyberespace) se "définit au sein d'un vaste ensemble de rapports sociaux et simultanément, acquiert une plus grande conscience de son individualité au sein de ces réseaux de relations. [...] Le désir d'indépendance et d'épanouissement personnel conditionne en partie cette construction du lien sous la forme du réseau de relation". Il apparaît ainsi que la formation de communautés virtuelles est notamment conditionnée à la reconnaissance de ses membres comme des individus uniques individualisés par leur avatar, se distinguant de la masse qu'est la collectivité. Ainsi, sociologiquement, l'individu existe pleinement par ses rapports aux autres et par la perception qu'autrui peut avoir de lui. Cette représentation de soi (qu'est l'avatar) apparaît alors comme le siège de la "conscience individuelle". Là encore, la reconnaissance de l'individu comme sujet unique dans le groupe fait écho à la notion d'identité.
C'est la raison pour laquelle, au-delà de la simple création du personnage, les possibilités de personnalisation des avatars sont pléthoriques tout au long de la vie du personnage dans son monde virtuel. On vise une apparence unique pour chaque personnage.

5. Une approche juridique de l'avatar >>

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  1. Voir "The Norrathian Scrolls: A study of EverQuest" par Nick Yee (ayant consacré de nombreuses études aux us et coutumes en vigueur dans "Norrath"). Ces rapports sont disponibles en ligne (www.nickyee.com/).
  2. "Virtual Worlds: A First-Hand Account of Market and Society on the Cyberian Frontier" par Edward Castronova (décembre 2001).
  3. Virtual Worlds.
  4. Extrait de "l'Histoire de la pensée chinoise" éd. Seuil, par Anne Cheng.
  5. Philippe Quéau est responsable de la politique de l'UNESCO en matière de technologies de l'information et du cyberespace, des aspects éthiques de la société de l'information, des politiques d'accès universel à l'information, des bibliothèques et des archives, ainsi que du programme « Mémoire du monde ». Il est également co-président du comité de programme d'IMAGINA.
  6. Voir "CyberTerre et Noosphère", Philippe Quéau.
  7. La notion de "réalité virtuelle" désigne traditionnellement le fait de permettre à une personne physique de s'immerger "sensitivement" dans un univers artificiel va une interface homme – machine. On peut viser les casques de visualisation ou les vêtements restituant la sensation de présence.
  8. Duc Lê Quang exerce comme psychiatre au Centre Psychosocial Neuchâtelois à La Chaux-de-Fonds. Ses travaux portent sur la place de la pensée chinoise dans les dispositifs de psychothérapie.
  9. Voir "Du ludique à l'humanitaire (ou la métempsycose d’une héroïne virtuelle)", par Duc Lê Quang, (décembre 2002), publié dans le numéro 12 de la revue La Vouivre, Cahiers de Psychologie Analytique. Modernités vol. 12/2002. Georg Ed. Genève.
  10.  Jean-François Marcotte, sociologue et auteur notamment de "Communautés virtuelles et sociabilité en réseaux : pour une redéfinition du lien social dans les environnements virtuels" (automne 2003).