Du mouvement #MeToo à la syndicalisation : comment certaines voix ont permis à l'industrie du jeu vidéo d'entamer une transformation
De nombreux scandales ont causé des remous dans l’industrie du jeu vidéo depuis 2019. Différentes vagues l’ont traversée, et grâce aux voix et au militantisme qui l’agitent, le secteur se métamorphose peu à peu. Rétrospective de cette transformation qui a cours.
Depuis quelques années, l’industrie du jeu vidéo est gagnée par son équivalent du mouvement #MeToo. Les premières vagues l’avait remuée déjà en 2019, mais c’est en juin 2020 que le mouvement prend vraiment de l’ampleur, avec les témoignages recueillis, anonymisés et relayés par la narrative designer Meghna Jayanth. Des cas de viol, d'agression ou harcèlement sexuels sont dénoncés dans plusieurs studios de jeux vidéo, dont notamment Ubisoft, géant du marché, dont le « système toxique » est très souvent cité. Les scandales sont relayés par la presse spécialisée, mais également par la presse généraliste. La similitude des cas dénoncés laisse entrevoir une dynamique plus systémique que de simples faits isolés, et ainsi se dessinent peu à peu les contours de cultures d’entreprise inhospitalières envers les femmes et les minorités. Plusieurs témoignages dans les articles de presse font la comparaison avec une culture de fraternités de campus états-uniens ("frat boys’ culture" en anglais). C’est cette dimension systémique que décrit Marius Chapuis à la fin de son article dans Libération, un des premiers articles sur le sujet dans le monde francophone en juin 2020 :
Cette vague #MeToo naissante dans le jeu vidéo n'est pas seulement le reflet d'un mal de société qui touche tous les secteurs. Elle témoigne de la culture même d'une industrie où le sexisme est profondément enraciné, et qui a le plus grand mal à faire son autocritique (Chapuis, 2020)
Pourtant, autant dans l’industrie que dans le public, personne n’est vraiment étonné. En 2014, le « gamergate » – « un débat sur la déontologie journalistique [qui] s'était transformé en une campagne de harcèlement contre les femmes et les progressistes de tous bords qui venaient corrompre ce truc de bonshommes (blancs et hétéros) qu'était censé être le jeu vidéo, selon une large frange de joueurs dont on découvrait alors les liens avec l'alt-right américaine naissante » (Chapuis, 2020) – avait déjà brossé le tableau de la "toxicité" qui pouvait régner dans le milieu, tant parmi les joueurs et joueuses que parmi certains membres de l’industrie, qui soutenaient ce mouvement.
Ce qui surprend, c’est que sous couvert de cultures d’entreprise "cool" qui prennent la forme de « boys’ club », des systèmes de protection des abuseurs sont à l’œuvre dans les structures mêmes des studios.
Il y a des hommes de pouvoir qui se permettent tout et qui doivent être écartés de l'entreprise parce qu'ils font du mal aux femmes. Et il y a autour d'eux un système global qui cautionne ces comportements et les protège en empêchant tout recours. Un système qui rend impuissant parce que de toute façon, les jeux vidéo, c'est fun, on rigole, on peut tout faire, tout dire, car rien n'est grave (Cario & Chapuis citant un témoignage, 2020)
Le mur des ressources humaines
Dans le cas d’Ubisoft comme pour d’autres studios, le département des ressources humaines est cité comme jouant un rôle central dans la protection des abuseurs.
C'est aux ressources humaines de faire le sale travail, nous indique Alice. Elles travaillent sous contraintes, avec comme objectif de retenir les talents. Il ne faut absolument pas qu'ils partent, il faut soigner cette image de "great place to work" [un label après lequel courent les RH, ndlr], fidéliser les gens. Alors, quand surgissent des cas de harcèlement sexuel ou moral, il y a une omerta. On sacrifie les petits. On protège les gros postes, quitte à déplacer les cas les plus toxiques. Les RH se repassent les bébés et profitent du fait qu'Ubisoft est composé de différentes sociétés. (Cario & Chapuis citant un témoignage, 2020)
La raison derrière ce « mur de RH » : des créatifs appelés « talents » vus comme étant « au cœur de la création de valeur de l'industrie du jeu vidéo », selon les mots du PDG d’Ubisoft Yves Guillemot dans un rapport financier, et qu’il faudrait garder à tout prix.
À cela s’ajoute une défiance envers les syndicats dans l’industrie qui n’en compte qu’une poignée. Un témoignage dans l’article de Cario & Chapuis nous apprend ainsi que la perspective d’une syndicalisation de ses employés fait peur à Ubisoft, et qu’on fait comprendre à ceux-ci en conseil d’entreprise que « si quelqu’un se syndiquait, ça se réglerait avec les avocats » (Cario & Chapuis citant un témoignage, 2020).
La vague Activision Blizzard
Un an après cette vague #MeToo dans l’industrie du jeu vidéo et le scandale Ubisoft, une nouvelle vague se forme suite à une plainte déposée par le California Department of Fair Employment and Housing contre Activision Blizzard, un autre géant du jeu vidéo possédant plusieurs studios, pour des cas de violation du California Fair Employment and Housing Act et du California Equal Pay Act. Le document de 29 pages dépeint, après enquête, une culture de travail qualifiée de « frat boy culture » avec une disparité salariale hommes/femmes et plusieurs cas de harcèlements sexuels, dont un ayant poussé une employée au suicide durant un voyage d’affaire. Là encore, les ressources humaines sont au cœur du débat, celles-ci étant vues comme du côté des abuseurs : les employés affectés étant, selon un témoignage, « découragés à s’en plaindre vu que le personnel des ressources humaines était connu pour être proche des harceleurs présumés ». Dans une lettre ouverte en réaction à ces nouvelles révélations, cinq cent salariés et salariées encore en poste ou non d’Ubisoft ont exprimé leur soutien aux travailleurs et travailleuses concernés et critiquent l’insuffisance des mesures mises en place dans leur propre entreprise depuis les scandales de l’été précédent. Le DFEH californien a également saisi le juge concernant Riot Games qui, dans une affaire similaire, a fait signer une clause de confidentialité à ses employés et employées jugée illégale. À Singapour, la Tripartite Alliance for Fair and Progressive Employment Practices vise l’antenne locale d’Ubisoft pour d’autres faits de discrimination et de harcèlement sexuel.
Tous ces événements mettent en lumière des « systèmes toxiques » qui semblent être la norme dans l’industrie au point d’être une composante même des cultures d’entreprise de beaucoup de studios, et notamment des géants du marché. Cela dit, les plus petits studios n’y sont pas étrangers non plus. Meghna Jayanth réagissait sur Twitter en août 2021 à d’autres révélations sur la « culture toxique » concernant cette fois-ci Fullbright, un studio indépendant : « C’est les indépendants, c’est les triple-A. C’est tout la foutue industrie du jeu vidéo. ». La présence d’une telle culture toxique dans le milieu du jeu vidéo, jusque dans les écoles, peut être expliquée par sa "démographie" et son histoire. Dans son enquête sur les écoles de jeu vidéo, le journal Libération relève trois éléments constituants de cette culture toxique : l’institutionnalisation du surtravail (appelé "crunch "), le sexisme ambiant, et un manque de professionnalisme.
L’avènement des syndicats
Alors que faire dans un contexte de production si délétère ? Du côté d’Activision Blizzard, les travailleuses et travailleurs ont jugé que la solution devait se trouver collectivement. Ils et elles ont ainsi crée le collectif ABetterABK qui a organisé des marches de protestation et a évoqué rapidement la possibilité de se syndicaliser, autrement dit de se former en groupe institutionnalisé pour défendre les intérêts des travailleurs et travailleuses. Ce collectif a permis d’élargir les revendications des employés et employées d’Activision Blizzard et d’être rejoint par d’autres luttes, notamment celles concernant les conditions de travail des testeurs. C’est ainsi qu’a vu le jour Game Workers Alliance, premier syndicat dans une entreprise de jeu vidéo cotée en bourse, et seulement deuxième syndicat de l’industrie du jeu vidéo aux États-Unis.
Cela a créé une impulsion dans l’industrie du jeu vidéo. Suivant les vagues #MeToo, il semblerait qu’une vague de syndicalisation, encore petite, parcourt le secteur. Après Vodeo Games et Raven Software, c’est au tour de testeurs et testeuses travaillant sur Dragon Age IV dans un groupe mandaté par Bioware de révéler leur intention de se former en syndicat. Le mécontentement se fait aussi entendre chez Nintendo of America où un employé a récemment soulevé la question de la syndicalisation lors d’un meeting quelques jours avant d’être licencié, supposément pour violation d’un contrat de non-divulgation. Les travailleuses et travailleurs sont souvent confrontés à une défiance non dissimulée de leurs employeurs envers les syndicats. Ceux-ci engagent alors des agences aux pratiques clairement antisyndicales comme l’agence Aston Carter pour Nintendo of America ou le cabinet Reed Smith pour Activision Blizzard. Ces pratiques consistent par exemple en « du gaslighting, de la manipulation, et la création d’environnements de travail volontairement stressant pour démoraliser les partisan-e-s d’une syndicalisation » (Polygon, 2022).
Mais la transformation est entamée, encouragée par les réactions aux différents scandales qui ont traversés récemment l’industrie, mais également par la pandémie de covid-19 qui a amené de nouvelles revendications concernant le télétravail. Grâce aux personnes qui ont osé dénoncer ce qui se passait au cœur de la fabrique du jeu vidéo, et au militantisme inébranlable qui a suivi, les lignes commencent à bouger. Les eaux de l’industrie du jeu vidéo continuent d’onduler et parfois une nouvelle vague déferle. Celle du syndicalisme s’amplifiera peut-être pour s’ériger en mur face aux différentes formes d’exploitation. Il sera alors utile de se rappeler comment les voix de femmes, de minorités, de travailleuses et travailleurs déconsidérés, ont fait du marécage un océan.
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