Editorial : Du roleplay à la personnalité virtuelle
Traditionnellement, on oppose deux catégories de joueurs de MMOG : les roleplayers d'une part et les adeptes de l'optimisation d'autre part, généralement affectueusement qualifiés de "Gros Bill", en hommage au célèbre personnage mis en scène dans la revue Casus Belli. L'unique obsession de Gros Bill n'est autre que la collecte de points d'expérience (toute forme de vie est assimilée à de "l'XP sur pattes"), peu importe le moyen de les obtenir.
A l'inverse, les tenants du "roleplay", souvent transfuges du jeu de rôle, estiment nécessaire de "jouer leur rôle". Le joueur s'efface pour laisser la place au personnage, avec toutes ses spécificités. Le "sorcier maléfique" pourra laisser paraître au grand jour toute la vilenie dont il est capable, le fier paladin en armure mettra un point d'honneur à sauver la veuve et l'orphelin de l'engeance démoniaque arpentant le monde (virtuel) dans lequel il évolue. De façon moins caricaturale, le "roleplayer" endosse une personnalité en adéquation avec son avatar et son environnement. Le roublard organisant patiemment une embuscade pour vaincre son adversaire à distance, le marchand qui négocie ses prix avec des acheteurs opiniâtres ou le chef de guilde motivant ses troupes avant un assaut sont autant d'exemple de roleplayers (plus ou moins convaincants).
Mais au-delà d'un simple jeu de comédie, le roleplay se révéle être un atout de poids dans la réussite d'un MMOG, dans la mesure où il peut représenter un support privilégié dans l'organisation d'animations et événements. Le roleplay servira de base au renouvellement perpétuel de l'amusement des joueurs et par la même du versement de leur abonnement mensuel.
Nombre d'éditeurs de MMOG confient donc l'animation de leurs univers virtuels à des équipes spécifiques et organisent de telles animations roleplay, parfois complexes et de grandes envergures.
Jusqu'où peut aller le roleplay ?
C'est dans ce cadre que la société eGenesis, à qui l'on doit la simulation de l'Egypte Antique A Tale in the Desert (ATID), a organisé le 16 octobre dernier, une animation... ayant fait scandale notamment auprès des joueuses.
Selon le scénario, l'animation devait faire intervenir le "marchand Malaki", vendeur d'objets rares et interprété par un membre de l'équipe d'animation d'eGenesis. Ce personnage devait être chauvin, désagréable et surtout misogyne, au point de refuser toute transaction avec un personnage féminin, n'acceptant de traiter qu'avec "leur maître" (les personnages féminins étant de facto considérés comme des "esclaves").
Le "parti pris" du marchand Malaki a donné lieu à de nombreuses protestations au sein de la communauté d'A Tale in the Desert, tant hors du jeu (sur les NewsGroups, blogs, ou forums de discussion) que dans le jeu lui-même puisqu'une "émeute virtuelle" y a éclaté, menée par des joueuses d'ATID, revendiquant leur appartenance à des minorités (notamment Jaime, joueuse, femme noire assimilant la relation "maître / esclave" associée à la condition d'homme / femme à une forme de racisme).
Après de très nombreuses interventions sur les forums officiels (clôturées par l'administrateur du forum), plusieurs joueuses ont indiqué leur intention de quitter purement et simplement un jeu ne les respectant pas.
Andrew Tepper, fondateur d'eGenesis et également connu pour être le "Pharaon" d'A Tale in the Desert, a alors improvisé un chat avec les mécontent(e)s afin de débattre de l'éthique de "son" univers virtuel. Selon Andrew Tepper, le comportement du marchand Malaki relève d'une certaine liberté d'expression posée en valeur fondamentale dans ATID.
En effet, dans un souci de réalisme, A Tale in the Desert n'impose aucune "règle de bonne conduite" ou contrainte quant au contenu du jeu à ses résidents. La régulation des comportements ne reposent que sur l'action des joueurs. A titre d'exemple, dans ATID premier du nom, Andrew Tepper cite le cas d'une sculpture en forme de croix gammée n'ayant jamais été "virtuellement détruite". Dans ATID, la législation est confiée aux joueurs (qui proposent et votent les lois) et un résident qui l'enfreint risque l'exil (bannissement définitif de son compte). Et c'est à ce titre qu'Andrew Tepper a indiqué ne pas vouloir renoncer aux contenus potentiellement dérangeants dans son MMOG.
On pourra cependant souligner que le harcèlement sexuel a fait l'objet d'une loi dans la version américaine d'ATID et qu'il y est condamné... mais que les lois du jeu ne s'imposent qu'entre les joueurs et ne semblent pas s'appliquer aux développeurs ou animateurs.
Sans se prononcer sur le bien-fondé du scénario et des événements qui en suivirent, l'animation du marchand Malaki soulève une question récurrente dans le cadre des jeux en ligne : sous couvert de roleplay, peut-on tout dire ou tout faire ? Et la régulation d'un monde virtuel peut-elle se fonder sur des principes roleplay ?
Peut-on se montrer misogyne, en considérant que la misogynie pouvait être une réalité dans le contexte que singe l'univers virtuel (l'Antiquité) ? Peut-on jouer, au nom de la vérité historique, avec des concepts sociétaux révolus comme l'esclavage ? Pour aller plus loin, peut-on faire intervenir dans un MMOG, des idées aujourd'hui condamnées comme le racisme ou l'antisémitisme symbolisées par une croix gammée ?
Les MMOG sont-ils de "simples" jeux ?
En France, dans la réalité, la discrimination sexuelle ou l'incitation à la haine raciale sont des infractions pénales passibles de sanctions. Mais la loi pose aussi des exceptions, notamment pour les reconstitutions historiques (au cinéma, etc.), permettant de "mettre en scène", par exemple des insignes nazies. La simulation et plus largement, le spectacle justifie bien des choses que la réalité ne tolère pas.
Faut-il alors considérer ce que l'on voit dans un MMOG comme un spectacle ? Tous les joueurs sont-ils simplement des "roleplayers" en représentation ?
Tous les jours, des centaines d'avatars s'entretuent à coups de hache ou de sabres laser sans que quiconque n'y trouve rien à redire. Combien compte-t-on de mariages virtuels unissant pour une vie numérique des avatars qui ne sont rien d'autres qu'un amas de pixels ?
Le mariage est un sacrement pour les uns, un contrat (c'est-à-dire simple échange de volonté entre les contractants) pour les autres. Un consentement n'est en rien entravé par les voies impénétrables du numérique. Mais nul ne prend réellement au sérieux un "mariage" mutuellement consenti dans une chapelle virtuelle.
Pourquoi alors attacher une telle importance à une démonstration de misogynie, s'adressant à un personnage féminin, peut-être contrôlé par Robert, viril joueur barbu de son état ?
Pour apporter un premier élément de réponse, comme l'indique les intervenants (notamment Nick Yee) du State of Play II qui se tient actuellement à l'école de droit de New York, une personnalité virtuelle distincte de la personnalité physique de l'individu a peut-être actuellement vocation à émerger et l'avatar est peut-être destiné à recevoir des droits, juridiquement reconnus.
C'est en tout cas ce que défendait Raphaël Koster[1] dès le 26 janvier 2000 en publiant une "Déclaration des Droits des Avatars[2]" sur le modèle de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen...
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- Raphaël Koster se définit comme un activiste du cyberespace. Adepte des MUD, il est concepteur d'univers virtuels persistants et a notamment travaillé sur le programme Ultima Online ou plus récemment sur Star Wars Galaxies (un univers s'inspirant de la trilogie cinématographique "la Guerre des Etoiles" de Georges Lucas).
- Déclaration des droits des Avatars, disponible en ligne sur la page personnelle de Raphaël Koster : http://www.legendmud.org/raph/gaming/playerrights.html