Simulations sociétales et gouvernance
Consciemment ou non, Rheingold et Harvey délimitent le pourtour des communautés virtuelles par les mêmes critères juridiques que ceux définissant une Nation : des membres liés par un sentiment d'appartenance à une Nation commune, une reconnaissance de la Nation et des frontières explicitement reconnues. Sans pousser trop loin l'analogie, juridiquement, la Nation est le coeur de la légitimité politique d'un Etat.
C'est en suivant cette même philosophie que John Perry Barlow[3] rédige sa Déclaration d'Indépendance du Cyberespace[4] dans laquelle il définit des contours du cyberespace comme « une éthique, des codes informels et un contrat social définis entre les usagers » manifestement parfaitement applicable aux MMORPG.
Cette analogie et le mimétisme pouvant exister entre les mondes virtuels et la réalité est sans doute l'une des raisons pour laquelle la politique en tant que système de gestion de l'univers devient aussi une composante du gameplay des MMORPG. Les univers virtuels singent la réalité, revendiquent le statut de sociétés virtuelles. Les game designers organisent donc, dans une certaine mesure, l'exercice du pouvoir politique par les utilisateurs, érigés au rang de véritables citoyens virtuels du monde numérique qu'ils font vivre. Certains univers sont donc dotés de leurs propres « lois » et « outils juridiques et législatifs » devant permettre la résolution des conflits entre les utilisateurs. D'autres vont plus loin et conçoivent la notion de « gouvernance » en confiant l'exercice du pouvoir politique aux "résidants" du monde virtuel.
Simulations sociétales et gouvernance
« Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes »
J.-J. Rousseau - Du Contrat Social. Livre 2 Ch. 7 (1762)
J.-J. Rousseau - Du Contrat Social. Livre 2 Ch. 7 (1762)
Sur le modèle de l'histoire des idées politiques de la réalité, les systèmes de régulation des mondes virtuels successifs ont évolué progressivement. S'inspirant des systèmes politiques féodaux, de nombreux mondes virtuels ont d'abord été gouvernés par des « entités supérieures », des avatars dotés de pouvoirs quasi divins que l'on nomme généralement en anglais des « Wizards » (littéralement des "Magiciens") depuis les premiers MUD . En référence à Gandalf, le célèbre magicien du Seigneur des Anneaux de J.R.R Tolkien (la principale source d'inspiration des jeux de rôle ayant engendré les premiers univers virtuels), ces Wizards étaient censés représenter des modèles de sagesse et donc les guides autoproclamés de leurs univers virtuels.
Plus prosaïquement, selon Julian Dibbell, le pouvoir despotique des créateurs de mondes résulte de leur maîtrise du code informatique de leurs univers. Dans son ouvrage "My Tiny Life[5]" relatant son expérience dans le MUD LambdaMOO, Dibbell écrit : « Et au commencement était le code. Et le code était tourné vers Pavel » (Pavel Curtis étant créateur et Wizard de LambdaMMO), par analogie avec les premiers versets de l'Evangile selon saint Jean : « Et au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu ». L'analogie divine est à peine masquée.
Véritables monarques despotiques (voire théocrates) de leur univers, les Wizards ont néanmoins vu leur pouvoir politique évoluer progressivement de la tyrannie vers une forme de démocratie virtuelle sous la « pression populaire » des joueurs acceptant plus ou moins bien le dictat de ces tyrans virtuels.
Gouvernance : entre théocratie et tyrannie virtuelle
Les Wizards prennent généralement la forme de l'avatar (le vecteur numérique dans le monde virtuel) des créateurs ou des fondateurs de l'univers.
Peut-être fallait-il voir dans cet acte de lèse majesté resté dans les mémoires, un comportement oedipien visant à tuer le « père fondateur » d'une « Terre mère » que les joueurs voulaient déjà s'approprier... Quoi qu'il en soit, rapidement après le joueur fût banni du bêta-test (équivalent à une condamnation à mort du personnage) pour avoir utilisé les failles techniques du jeu sans les avoir reportées à l'équipe de développement. Le « pouvoir politique » appartient à cette équipe de développement, qui le revendique et n'entend pas le partager. Déjà, une justice arbitraire et irrévocable pouvait s'abattre sur le commun des joueurs.
Dans le cadre du MMOG The Sims Online (une simulation de société urbaine contemporaine, conçue sur le modèle d'une petite ville américaine), Will Wright, l'un des fondateurs du projet, disposait également de son propre avatar baptisé Alan Greenspan qui lui permettait d'évoluer dans Blazing Falls.
Dans The Sims Online, la gestion de la collectivité était confiée au MOMI (Municipal Observation and Management Incorporated) et selon la licence d'utilisation du programme s'imposant à tous les joueurs, se faire passer pour un membre du MOMI était passible d'une « condamnation à mort » (bannissement du joueur et destruction du compte de l'utilisateur ayant enfreint les tables de la loi fondamentale, gravées dans la pierre virtuelle). L'arbitraire fait place à la loi mais là encore, la sacralisation du régent du monde virtuel est réaffirmée. Quiconque va à l'encontre du créateur s'expose au "courroux"divin.
Mais malgré cette sacralisation, un vent de révolte souffle régulièrement sur Blazing Falls. Alors qu'il était à la tête du MOMI, à plusieurs reprises lors de maintenances, Gordon Walton (membre de l'équipe de développement de The Sims Online) dû supprimer certaines évolutions du jeu afin d'assurer la stabilité du programme. Suite à cette « apocalypse virtuelle[7] », nombre de joueurs s'insurgèrent contre ces pratiques jugées dictatoriales.
Le mécontentement était tel suite à cet épisode que Gordon Walton prit le nom de "Tyrant" (littéralement, le Tyran, le Despote, voire le Dictateur) et fit sienne la maxime latine « Oderint dum metuant » ("Laissez-les me haïr, tant qu'ils me craignent"). Le créateur du monde virtuel dispose techniquement de tous les pouvoirs sur sa création, mais doit malgré tout composer avec les sentiments des utilisateurs de son programme...
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