Edito // mars 2018 : e-sport, de la passion à la pression du jeu
Par définition, le jeu est un loisir et l'e-sport promettait de vivre de sa passion. Mais aujourd'hui, l'e-sport est un business colossal qui impose de solides responsabilités à des joueurs jeunes et pas toujours très professionnels. Ou quand l'e-sport fait figure de paradoxe, entre passion (d'un loisir) et pression (d'une industrie).
Par définition ou presque, le sport électronique fait figure de paradoxe : le jeu vidéo est en principe un loisir et un divertissement, alors que le sport électronique s'échine à faire de la pratique du jeu une profession -- et de longue date, ce paradoxe est l'un des principaux moteurs du secteur, en promettant à des joueurs passionnés qu'ils pourraient vivre de leur passion. Cette promesse n'a longtemps été qu'un rêve pour une immense majorité de joueurs compétitifs (seuls une toute petite poignée pouvait réellement prétendre à un statut de professionnel), mais aujourd'hui, le sport électronique se démocratise, les heureux élus sont de plus en plus nombreux (leur nombre augmente avec le nombre de titres compétitifs et de compétitions) et le jeu professionnel devient une réalité -- donnant d'autant plus de force au paradoxe originel de l'e-sport. L'actualité de ces dernières semaines l'a encore démontré, notamment au travers de deux événements (pas si anodins ?) dans le cadre de l'écosystème e-sportif d'Overwatch, qu'on sait plutôt en pointe du secteur.
Le premier était le DICE Summit 2018. Cette année, plusieurs membres des équipes de Blizzard y étaient présents et Mike Morhaime, le président de Blizzard, en a profité pour répondre à la presse à propos de « l'avenir de l'Overwatch League ». Il y a rappelait tout l'intérêt que Blizzard porte à la ligue Overwatch et les colossaux enjeux économiques qu'elle porte.
Selon Mike Morhaime, « l'e-sport est à un tournant actuellement », notamment parce qu'il suscite « énormément d'intérêt de la part des sponsors, des propriétaires d'équipes de sport traditionnel ou encore des sociétés de médias » (tous les principaux acteurs ayant acheté des équipes évoluant au sein de la ligue Overwatch -- après s'être offert un ticket d'entrée à 20 millions de dollars, dit-on) « qui tentent de comprendre ce qui se passe et de trouver le moyen de s'y impliquer ». Dans ce contexte, l'ambition de Mike Morhaime est parfaitement claire : « concevoir un écosystème intelligemment, conçu sur la base de ce qui a été appris dans l'industrie du sport traditionnel et des premières années de l'e-sport », pour formater « un système qui permette aux propriétaires d'équipe de mettre en place un business profitable et construire quelque-chose qui a une valeur ». La ligue travaille donc sur « le merchandising, la cession de concessions et le sponsoring », et les équipes sont sciemment implantées localement dans des villes pour « encourager le développement de bases de fans » et « améliorer la notoriété des joueurs pour les conduire à la célébrité ». Très ouvertement, l'e-sport selon Mike Morhaime s'impose donc comme un business qui a vocation à être très rentable (et c'est sans doute légitime) et Blizzard le pense et le façonne spécifiquement dans cette optique.
Mais quelle est la place des joueurs (professionnels) dans cet écosystème ? Ils sont la principale vitrine de la ligue et Blizzard les accompagne : les joueurs ont des contrats, sont salariés et rémunérés, et Blizzard leur prodigue des cours de media training pour leur apprendre à se comporter correctement dans la presse et vis-à-vis des spectateurs. Une organisation très professionnelle et bien rodée, donc, pensée et conçue pour fonctionner -- et manifestement, ces efforts semblent porter leurs fruits puisque la ligue attire de nouveaux annonceurs et suscite l'intérêt de nouveaux propriétaires d'équipes qui paieront plus chers leur accès à la saison 2 que les entrants de la première saison.
Tout est bien dans le meilleur des mondes ? L'avenir le dira. Mais au jour d'aujourd'hui, le tableau brossé par Mike Morhaime a aussi un envers, illustré au cours de ce mois de mars par le départ de Félix "xQc" Lengyel de la ligue.
Le jeune joueur (il a 22 ans) évoluait avec les Dallas Fuel jusqu'à son départ de l'Overwatch League (officiellement, d'un commun accord avec son équipe), après de nouvelles sanctions pour son comportement insultant lors de streams. On le sait, Blizzard pratique une politique de tolérance zéro à l'égard des joueurs de la ligue et les sanctions pleuvent : ceux qui parviennent à se conformer au code de conduite du studio ont leur place dans le tournoi, les autres non et ont vocation à la quitter.
On pourrait s'en tenir là, mais suite à ce départ, Félix Lengyel accordait un entretien au Washington Post et la perception de l'événement (finalement relativement anodin) prend une dimension bien plus humaine : on comprend que son départ de la ligue n'est pas totalement volontaire (il a plutôt été poussé dehors par son équipe), qu'il ne comprend pas réellement les raisons de cette éviction (il est jeune, semble relativement immature et ne perçoit pas la portée réelle des insultes proférées sur son stream -- qui s'impose pourtant aujourd'hui comme un média de masse accessible au grand public) et prend manifestement conscience seulement maintenant, c'est-à-dire trop tard, qu'il vient de passer à côté d'une opportunité professionnelle sans doute très enviable. Le tout en soulignant, comme pour se dédouaner, « l'énorme pression » que subissent les joueurs de la ligue.
En d'autres termes, que ce soit au regard de son comportement, de sa rigueur ou de la gestion de la pression, Félix Lengyel ne s'est pas montré à la hauteur des responsabilités « professionnelles » exigées par la ligue. Il n'est en aucun cas question ici de légitimer ou d'excuser les propos tenus par le jeune joueur (ils n'avaient leur place nulle part, ni au sein d'une ligue, ni dans le cadre d'un stream personnel et pas même dans un contexte privé), mais cet épisode fait sans doute écho au paradoxe originel de l'e-sport : le jeu est en principe un simple divertissement qui n'incite pas instinctivement au sérieux et à la rigueur, c'est un loisir encore pratiqué par un public relativement jeune, et les pro-gamers ne font pas exception -- leur maturité est proportionnelle à leur âge. Et pourtant, on fait peser sur leurs épaules tout le poids des enjeux économiques colossaux de l'e-sport d'aujourd'hui et on imagine qu'ils devront être solides pour l'assumer. Et s'il y a quelques années, l'e-sport promettait aux joueurs passionnés de vivre de leur passion, on se dit qu'aujourd'hui la maxime pourrait s'inverser : il n'est plus vraiment question de passion et ce seront les plus pros et les plus solides qui s'investiront dans le jeu vidéo pour profiter du business promis par le sport électronique.
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