L'édito des MMO : quand la Chine s'éveillera (de nouveau)
Économiquement, la Chine est le premier marché mondial du jeu vidéo depuis maintenant quelques années. L'ex-Empire du milieu entend manifestement aussi le devenir culturellement en investissant le marché mondial des jeux AAA.
L’été de l’industrie vidéo ludique est traditionnellement ponctué par les moult salons que le secteur organise à travers le monde. Compte tenu du contexte sanitaire que l’on connait actuellement, la plupart de ces salons ont néanmoins dû se réinventer et opter pour des formats numériques. Tous ? Non, la ChinaJoy 2020 est peu ou prou le seul salon dédié au jeu vidéo à avoir maintenu une édition 2020 (presque) normalement, en accueillant un public plus ou moins distancié.
Pour les joueurs occidentaux, la ChinaJoy n’est sans doute pas le salon le plus enthousiasmant, mais le maintien de l’événement est sans doute significatif à plus d’un titre. D’abord et d’un mot, sur un plan géopolitique : la Chine vante la vitesse à laquelle le pays a repris une activité normale suite à la pandémie ; il en va dans le jeu vidéo comme ailleurs et pendant que les salons occidentaux ont été annulés, le principal salon chinois a été maintenu. Dont acte.
Sur un plan plus ludique, on retiendra peut-être aussi les évolutions de l’offre de jeux venus de Chine.
La Chine, un marché de masse
On le sait, la Chine est aujourd’hui le premier marché mondial du jeu vidéo en terme de chiffre d’affaires (d’après le cabinet Newzoo, le jeu devrait générer l’équivalent de 41 milliards de dollars dans l’ex-Empire du milieu en 2020), et ainsi devancer les Etats-Unis (37 milliards de dollars). Ce n’est pas nouveau, la Chine fait figure d’Eldorado vidéo ludique depuis au moins 2015 – année au cours de laquelle la Chine a durablement chipé la place de premier marché mondial du jeu devant les Etats-Unis et s'y maintient depuis.
Mais la Chine tenait cette position (économique) principalement grâce à des MMO plutôt génériques, des jeux mobiles pas tellement plus originaux et surtout à un effet de masse : la Chine compte 660 millions de joueurs (près de deux fois la population américaine) et produit à la chaîne des cohortes de jeux, principalement destinés aux cybercafés et aux plateformes mobiles. Beaucoup de jeux pour beaucoup de joueurs, pour générer un gros chiffre d’affaires.
Mais un marché qui évolue (vite)
Mais la Chine est aussi un pays qui apprend vite et qui lorgne maintenant sur le marché du jeu AAA : des jeux plus ambitieux et plus qualitatifs (et accessoirement jouables en solo ou en petit comité), qui visent aussi de nouvelles plateformes. Le tournant date maintenant de quelques années, quand l’industrie chinoise du jeu vidéo a réalisé que Steam comptait davantage de joueurs chinois que de joueurs nord-américains et que ces joueurs chinois s’orientaient volontiers vers des titres AAA (Grand Theft Auto aurait compté jusqu'à plus d'un million de joueurs chinois sur Steam, jusqu’à faire réagir les autorités locales).
Parmi les développeurs à faire ce constat, on retrouve par exemple le studio miHoYo qui a mis à profit ces quelques années pour produire Genshin Impact qu’on attend fin septembre partout dans le monde, certes sur mobiles mais aussi sur PC et PlayStation 4. Idem pour le studio Game Science qui a marqué les esprits durant ce mois d’août avec le premier extrait de Black Myth Wukong – le premier titre AAA du développeur chinois, destiné aux consoles de nouvelles générations. On peut sans doute aussi citer le jeu d’action Bright Memory: Infinite signé par FYQD Studio et qui sortira sur Xbox Series X l’année prochaine. Et c’est sans compter les colosses du secteur, de Tencent à NetEase, qui ont investi dans tant de studios que leur force de production est aujourd’hui inégalable ou presque et qui posent les bases de nouvelles technologies impressionnantes (dès 2018, le MMO Justice de NetEase faisait figure de vitrine technologique).
Car l’adage voulant que la Chine soit l’atelier de production du monde vaut aussi pour l’industrie du jeu – Ubisoft est par exemple implanté en Chine depuis 25 ans et y compte plus d’un millier de salariés qui codent et réalisent ce qui est conçus et pensés en Europe ou au Canada. Les studios occidentaux qui ont délocalisé la conception de certains pans de leurs jeux en Chine ont aussi contribué à former les développeurs locaux, qui s’attellent maintenant à concevoir leurs propres titres.
Et qui revendique une influence croissante
En tant que joueurs, on se réjouit évidemment de découvrir dans les mois et années à venir de nouveaux jeux qui affichent de hautes ambitions ludiques et technologiques.
Mais au-delà des titres et des développeurs (qui, dans la plupart des cas, n’ont d’autres vues que de réaliser de bons jeux), les autorités chinoises peuvent parfois avoir aussi quelques arrières pensées. En Chine, le jeu vidéo est soumis au régime juridique des médias (parce que les joueurs chinois jouent principalement en ligne et communiquent dans les jeux), avec les conséquences que ça implique : le jeu véhicule une idéologie auprès des joueurs qui doit être contrôlée et contribue au rayonnement culturel, voire au soft power, de la Chine.
Un constat qui conduit parfois à quelques incongruités qui font sourire – comme ces contraintes strictes dans la représentation des morts-vivants dans les jeux pour ne pas heurter la culture locale ; ou encore ces quelques modifications de façade et de principe (en Chine, Playerunknown's Battlegrounds a été renommé Game for Peace, fort du constat que combattre « pour la paix » est manifestement plus acceptable que de s’affronter dans un Battle Royale jusqu’au dernier survivant).
L’approche de l’industrie chinoise est néanmoins parfois un peu moins anecdotique. L’un des thèmes développés cette année dans le cadre de la ChinaJoy portait sur l’exportation de la culture chinoise dans le monde – parfois très ouvertement et assumée (Black Myth: Wukong mentionné plus haut repose sur la légende du Roi Singe, très populaire en Chine) et parfois plus subtilement (le studio Perfect World dit s’attacher à distiller dans ses jeux des touches de cultures chinoises mêlées à des composantes de culture internationale).
Le mélange de culture est toujours enrichissant, mais l’influence chinoise inquiète parfois. La Corée du Sud est par exemple le troisième pays où la Chine exporte le plus de jeux (après les Etats-Unis et le Japon). Mais la réciproque n’est pas vraie puisque les autorités chinoises bloquent l’octroi d’agréments accordés aux développeurs sud-coréens qui leur permettraient de distribuer leurs jeux sur le territoire chinois (en représailles contre le gouvernement sud-coréen qui a accepté l’installation d’une base militaire américaine sur son sol).
Faute de pouvoir accéder au premier marché vidéo ludique mondial, les développeurs sud-coréens sont donc contraints à des accords avec les géants chinois (à commencer par Tencent), qui en profitent pour prendre des participations dans le capital des studios concernés (17,5% de Netmarble, 13,2% de Krafton, 5,6% de Kakao Games). Une tendance qui commence à inquiéter la Korea Mobile Game Association, le syndicat qui réunit les développeurs de jeux mobiles en Corée qui y voit un démantèlement progressif du secteur, a fortiori à l’heure où il est fragilisé par le contexte pandémique.
La Chine est premier marché vidéo ludique mondial sur un plan économique (permettant aux autorités locales de dicter leurs conditions d’accès au marché en question) et les studios locaux sont manifestement en passe de produire des titres qui s’exporteront mondialement – et tant mieux pour les joueurs qui profiteront de jeux de qualité, riches de la culture millénaire chinoise. Mais à l’heure où le jeu peut manifestement aussi devenir un enjeu géopolitique (comme on l’a constaté avec la ChinaJoy, par exemple), on se dit que les différentes autorités publiques à travers le monde gagneraient peut-être à (mieux) soutenir leur propre industrie vidéo ludique locale à l'heure où le secteur devient un enjeu d'influence croissant.
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